Comprendre les barrières techniques du machine learning face aux langues complexes

6 juillet 2025

er-tim.fr

Pourquoi les langues complexes posent-elles un défi unique à l’intelligence artificielle ?

Les avancées du machine learning – et plus particulièrement du traitement automatique du langage naturel (TALN) – transforment en profondeur la traduction, la transcription et l’analyse des textes. Mais derrière les succès éclatants de modèles comme GPT-4 ou Google Translate, se cachent de véritables défis techniques dès que l’IA s’attaque à des langues dites « complexes ». Langues à morphologie riche, tons, contextes culturels denses, ressources numériques rares : le TALN se heurte à une diversité linguistique que ses premières générations d’algorithmes peinaient à embrasser.

Alors, pourquoi une langue est-elle « complexe » pour une machine ? Pour le machine learning, la difficulté ne tient pas tant à la beauté de la langue ou à son histoire, mais à la variabilité de ses règles, sa créativité syntaxique, l’ambiguïté de ses signifiants, et souvent, le manque de données de référence annotées.

Des architectures préconçues face à la diversité linguistique mondiale

La grande majorité des architectures de machine learning utilisées pour le TALN ont été d’abord développées à partir de langues comme l’anglais ou le mandarin, disposant de corpus gigantesques et de ressources standardisées (Stanford NLP, Wikipedia, Common Crawl). Ces langues présentent une structure relativement « simple » pour la machine :

  • Un ordre des mots très stable (SVO : sujet-verbe-objet),
  • Une morphologie peu développée (faible nombre de flexions),
  • Des tonnes de textes disponibles dans le domaine public.

Mais qu’en est-il des langues comme le finnois, le turc, l’arabe, le nahuatl, le hongrois, ou même le français québécois populaire ? Chacune illustre, à sa manière, la variété des défis relevant d’un machine learning encore trop souvent calibré sur un modèle de « langue globale ».

Morphologie complexe : une multiplication des formes à décoder

La morphologie désigne la manière dont les mots changent de forme pour exprimer une fonction grammaticale. Or, de nombreuses langues possèdent non seulement des flexions en nombre, genre ou cas, mais multiplient également les préfixes, infixes ou suffixes porteurs d’information.

  • Le finnois possède 15 cas grammaticaux, 2000 formes pour un seul verbe ;
  • Le turc construit des phrases entières à partir d’un seul mot (agglutination), comme « evlerinizden » (« de vos maisons ») ;
  • L'arabe combine racines consonantiques, schèmes vocaliques, et flexions, multipliant les combinaisons.

Cela signifie que le machine learning doit apprendre des millions de combinaisons possibles, bien au-delà des 100 000 formes typiques rencontrées en anglais. L’analyse morphologique doit donc être fine et contextuelle, pour deviner non seulement le sens général d’un mot, mais aussi sa forme, sa personne, son nombre, etc.

Un chiffre frappant : les modèles performants sur l’anglais, avec moins de 1 % d’erreur de segmentation morphologique, atteignent jusqu’à 20 % d'erreurs sur le finnois ou le turc (Source : ACL Anthology, S. Creutz & K. Lagus, 2007).

Ambiguïtés syntaxiques : une gymnastique contextuelle pour la machine

La syntaxe – l’agencement des mots dans la phrase – varie fortement selon la langue :

  • Ordre flexible comme en russe, latin, ou allemand (grâce aux cas),
  • Concordances spécifiques comme en japonais qui privilégie le SOV et autorise les ellipses,
  • Constructions par enchaînements et subordonnées nombreuses (grec ancien, hongrois moderne),
  • Présence de particules ou mots-outils (thaï, coréen).

Les modèles de machine learning, s’ils ne sont pas entraînés spécifiquement sur ces constructions, généralisent mal. Un exemple marquant : Google Translate, en 2022, traduisait encore le turc (langue neutre sur le plan du genre) vers l'anglais en ajoutant systématiquement un sexe masculin par défaut (« o bir doktor » devenant « he is a doctor », au lieu de « they are a doctor ») (Source : Wired, 2022). Ici, l’absence d’information grammaticale dans la langue source perturbe le modèle qui s’appuie sur des biais du corpus d’entraînement.

Langues à tons et polysémie : au-delà des mots, la musicalité et le contexte

Certaines langues imposent un défi phonologique majeur. Les systèmes de transcription automatique ou de traduction « voix vers texte » souffrent particulièrement lorsqu'il s’agit de rendre les distinctions tonales :

  • Le mandarin compte 4 tons de base (jusqu'à 5 en cantonais) : « mā », « má », « mǎ », « mà » signifient respectivement "maman", "chanvre", "cheval", "réprimander".
  • Le yoruba ou le thaï présentent également une forte tonalité, l'accent ou la hauteur choisie changeant radicalement le sens du mot.

Le machine learning, entraîné sur des langues non tonales, perd toute capacité à distinguer ces différenciations subtiles, d’autant que peu de corpus annotent précisément la hauteur et la courbe des tons. Quant à la polysémie, elle s’accentue : un même mot écrit ou dit autrement change de signification sans indice grammatical.

Un exemple parlant : les erreurs de transcription orale en mandarin sur des assistants vocaux dépassaient 35 % en 2019 contre 8 % pour l’anglais, selon le MIT Technology Review.

Ressources limitées : l’éternel mur du low-resource

Le machine learning apprend sur la quantité. Or, plus de 85 % des publications scientifiques actuelles en TALN concernent seulement une dizaine de langues (Source : arXiv, 2021). La majorité des 7 000 langues parlées dans le monde ne dispose d’aucun corpus numérique suffisant, ni de dictionnaire annoté, ni même parfois d’orthographe standardisée (ex : certaines langues autochtones d’Amazonie).

Par conséquent :

  • Les modèles surapprennent des schémas propres à l’anglais, et peinent à généraliser.
  • La création de modèles multilingues est limitée : le multilinguisme du modèle BERT (mBERT) ne couvre effectivement que 104 langues, selon Google AI.
  • Des tentatives de « transfer learning » (apprentissage par transfert) échouent dès lors que la structure de la langue cible est trop éloignée de la langue source.

En outre, moins de 1 % des ressources numériques (Wikipedia, médias, data publiques) sont disponibles pour des langues africaines, océaniennes ou amérindiennes, d’après le rapport UNESCO 2023.

Défis culturels et sémiotiques : traduire autre chose que des mots

Au-delà de la syntaxe et de la morphologie, le machine learning bute sur l’implicite culturel et sur des univers sémantiques très locaux. Un terme comme « saudade » au portugais, qui exprime une forme de nostalgie mélancolique intraduisible littéralement, est fréquemment perdu dans la traduction automatique.

  • Jeux de mots, ironie, humour, références culturelles locales sont rarement captés même par les meilleurs modèles récents.
  • Les modèles ignorent souvent les marqueurs de politesse ou de hiérarchie formelle présents en japonais, coréen ou thaï.
  • La traduction automatique des proverbes ou expressions idiomatiques atteint des taux d’erreur supérieurs à 40 % en swahili ou zulu (source : Association for Computational Linguistics, 2023).

Des pistes technologiques pour dépasser les obstacles

Face à ces défis, le secteur d’innovation s’active sur plusieurs fronts :

  1. Crowdsourcing de corpus multilingues : Wikipédia, Common Voice (Mozilla), ou Masakhane pour les langues africaines, mobilisent des milliers de locuteurs natifs pour annoter des textes ou enregistrer des audios. En 2023, Masakhane a permis de multiplier par dix les corpus publics disponibles en igbo et swahili par rapport à 2018 (source : Masakhane NLP).
  2. Modèles morphologiques spécialisés : des architectures comme FST (transducteurs à états finis), ou MorphNet de Google, intègrent désormais des granularités fines de flexions et de racines pour les langues très flexionnelles.
  3. Transfert croisé via l’apprentissage zéro (zero-shot learning) : des modèles comme XLM-R de Facebook AI permettent de mieux inférer sur des langues peu dotées en ressources, à partir de connaissances acquises dans des langues structurellement proches.
  4. Enrichissement contextuel : l'intégration de méta-données culturelles ou de contextes d’énonciation (âge, registre, situation sociale) pour éviter les erreurs d’interprétation, notamment dans le cas de la traduction institutionnelle ou diplomatique.

Enfin, l’ouverture de nouveaux défis autour des langues signées (ex. langue des signes américaine/LSF), ou des langues éteintes, interroge la flexibilité réelle du machine learning multilingue.

Enjeux futurs et rôle indispensable des communautés linguistiques

Les progrès ne dépendent plus seulement de la puissance de calcul ou de la sophistication des réseaux de neurones. L’apport des locuteurs natifs, la valorisation des langues minoritaires et le dialogue entre informaticiens, linguistes, traducteurs, pédagogues sont désormais au centre de l’innovation.

L’enjeu n’est donc pas purement technique. Une IA qui traduit de façon inclusive, respecte la diversité linguistique et culturelle, et progresse sur les langues complexes, n’est possible qu’au prix d’un effort collectif, éthique et interdisciplinaire. À l’ère du tout-numérique, chaque langue complexe devient un terrain d’apprentissage… pour la machine autant que pour l’humanité.

Sources :

  • AP News, “The AI gap between languages”, 2020
  • ACL Anthology, “Morphological Segmentation of Finnish and Turkish”, S. Creutz & K. Lagus, 2007
  • Wired, “Google Translate Gender Bias”, 2022
  • UNESCO, “Language Technologies and Global AI”, 2023
  • MIT Technology Review, “Why AI Struggles with Mandarin”, 2019
  • Masakhane NLP, “Year-End Report”, 2023
  • Association for Computational Linguistics, “Idiomatic Translation in Multilingual Contexts”, 2023

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